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Dimanche 18 août 2024.
Bruno reposa sur ses genoux le sudoku avec lequel il tentait de tromper son ennui et bascula la tête en arrière. La lumière aveuglante le força à fermer les yeux. L’astre qui brûlait dans le ciel irradiait sa peau, et l’odeur persistante de monoï l’écœurait.
Comment s’occuper lorsque l’on n’a rien à faire, à part « profiter » ? Profiter de quoi ? Du temps libre, certes, mais encore ? À quoi consacrer cette liberté ?
Il embrassa le paysage du regard. La forêt, vorace, grignotait le décor ; des arbres à perte de vue dissimulaient quelques sentiers de promenade prometteurs, il le savait. Les arpenter le démangeait. Tout, sauf rester le cul vissé à ce transat. Le désœuvrement ne lui réussissait jamais vraiment.
Hélas, chaque année, c’était la même histoire : Cécile préférait soi-disant se la jouer dilettante, et les enfants, à son image, rechignaient à quitter le village-vacances et la horde de gamins qui le peuplaient. Quant à lui, sa présence à leur côté demeurait requise.
Question de cohésion familiale, à ce qu’il paraissait.
Il se tourna vers sa femme. Cécile, elle, ne baissait pas sa garde. Telle une vigie, elle observait ses petits, l’œil alerte, le muscle tendu, prête à se ruer vers eux au moindre signe de danger. Voilà à quoi se résumeraient ses congés payés. Se laisser rôtir au soleil à longueur de journée.
Ces deux semaines promettaient d’être longues.
Le lac de Saint-Étienne de Cantalès, de couleur verdâtre, miroitait devant lui. À leurs pieds, du sable importé d’on ne savait où servait de similiplage aux vacanciers. Elle grouillait de monde, et le brouhaha ambiant bourdonnait dans ses oreilles. Un chapelet de bouées d’un rouge délavé délimitait la zone de baignade minuscule, surveillée par une maître-nageuse en bikini, tout aussi vigilante que Cécile.
Leur territoire se bornerait en grande partie à cet espace. Son temps était peut-être libre, lui ne l’était pas. Bruno devait s’y résigner. Sans doute était-ce là le prix à payer pour restaurer la paix dans son ménage.
Il observa Cécile. Cette situation la rendait-elle heureuse, au moins ? Ses efforts portaient-ils leurs fruits ?
— Tu devrais te délasser, lui dit-il. Pourquoi tu ne lis pas ton roman ?
Quitte à ne pas se bouger les fesses, autant le faire avec conviction, non ?
Elle haussa les épaules.
— Ça me rassure de les avoir à l’œil, répondit-elle en désignant les enfants du menton.
— Ce n’est qu’un lac, pas l’océan, relax. Ils savent nager et de toute manière, il y a déjà quelqu’un pour les surveiller. Ils sont grands, maintenant, tu sais ?
— Neuf et onze ans, pas tant que ça. Et puis on ne sait jamais. Je préfère.
Bruno soupira, peu enclin à entamer une discussion stérile.
À droite de l’aire de baignade, quelques canoës disponibles à la location gisaient sur l’herbe. Plus haut, un portant alignait une dizaine de gilets de sauvetage, dont certains s’égouttaient sur le sol devenu boueux. Peut-être pourraient-ils s’offrir une petite balade sportive ? De quoi se stimuler, se dégourdir le corps et s’aérer l’esprit, l’espace d’un moment. Du moins, si Cécile consentait à abandonner son paréo.
— Regarde, reprit-elle, tu vois bien qu’ils ont toujours besoin de nous.
Elle se redressa. Perdu dans un short de bain trop grand pour lui – mais que Cécile l’avait laissé choisir –, Arthur accourait vers eux, l’air frustré.
— Maman ! Inès veut plus jouer avec moi ! Elle me parle même plus. Elle est encore dans la lune !
Cécile lui adressa un regard noir que Bruno fit mine de ne pas remarquer. Peut-être que l’expression venait de lui. Sans doute, d’ailleurs. Était-ce sa faute si Arthur la reprenait à son compte ? Par ailleurs, pourquoi nier l’évidence ? Affirmer qu’Inès n’avait qu’un pied dans la réalité n’était pas un mensonge. Ni une insulte, du reste. Juste un constat.
— Ce n’est pas grave, mon lapin, le rassura Cécile. Si Inès veut être tranquille, il y a plein d’autres enfants avec qui tu peux t’amuser. Regarde, là-bas, les trois petits garçons avec leur ballon. Il leur manque quelqu’un pour faire deux équipes, je pense. Tu pourrais leur proposer de les rejoindre ?
Arthur se tourna vers le groupe, hésita un instant, puis finit par décider que sa mère avait raison. Sans rien ajouter, il s’élança vers eux.
Bruno reprit son magazine pour éviter une nouvelle remarque. De toute manière, quoi qu’il fasse, Cécile trouvait toujours quelque chose à lui reprocher, ces temps-ci. S’il grondait les enfants, il le faisait de travers. S’il ne disait rien, il ne s’impliquait pas assez. Il fallait avouer qu’une institutrice de maternelle et un éducateur de la PJJ ne pouvaient pas concevoir la pédagogie de la même manière. Cécile évoluait dans un milieu protégé. Elle ne se rendait pas compte de la violence et du mal qui rongeaient le monde. Elle ne comprenait pas qu’en les couvant trop et en essayant de résoudre le moindre de leurs problèmes à leur place, elle ne les armait pas pour le reste de leur existence.
Mais pour l’instant, il devait faire profil bas. Le temps que l’orage passe et que tout revienne à la normale.
— Je me demande ce qu’Inès peut bien fabriquer, marmonna Cécile, coupant court à ses réflexions.
Bruno leva la tête. Boudinée dans son maillot de bain violet, sa fille ensevelissait quelque chose avec ses pieds. Un éclat brillant attira son regard. Bruno se tendit. Les poils se hérissèrent sur sa nuque, sans qu’il sache pourquoi. Il plissa les yeux pour observer le manège d’Inès. Une sensation étrange, attraction mêlée de répulsion, s’éveilla dans son ventre.
D’un mouvement lent, il s’extirpa du siège en plastique qui lui collait aux cuisses. Il s’approcha de la scène, poussé par une curiosité irrésistible.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il à sa fille, une fois parvenu à sa hauteur.
Inès sursauta. Tout à son affaire, elle ne l’avait pas vu arriver.
— Rien, bredouilla-t-elle.
Elle arborait son expression de fautive.
— Qu’est-ce qu’il y a, là-dessous ?
— Rien, il ne faut pas y toucher.
Cette fois, la peur marquait son visage. Que manigançait-elle ?
Bruno s’accroupit et entreprit de dégager ce qu’Inès enfouissait.
— Non, papa, ne la prends pas !
Ses doigts effleurèrent une surface dure.
— C’est dangereux, ne la touche pas ! répéta Inès qui tentait désespérément de reboucher le trou.
— Qu’est-ce que tu me chantes ? Fais-moi voir, pousse-toi. Et arrête, tu m’envoies du sable dans la figure !
— Non !
Il finit par exhumer une montre aux reflets cuivrés.
— Laisse-la ! supplia une dernière fois Inès, un trémolo de panique dans la voix.
— Enfin, qu’est-ce qui te prend ?
Il saisit l’objet entre ses doigts et le pincement sur son échine s’amplifia. Un frisson lui parcourut le dos avant de mourir dans ses reins.
Elle était magnifique.
Il l’épousseta, la fit pivoter pour mieux l’observer, et elle étincela, renvoyant les rayons de lumière. La montre à gousset comportait trois cadrans, décorés par des gravures.
— Il ne fallait pas la prendre, se lamenta Inès.
Il se tourna vers elle. Sa fille fixait le bijou avec des airs affolés.
— Écoute, lui dit-il, tu as le droit de t’imaginer des histoires, pas de souci. Sauf si ça peut nuire à autrui. Est-ce que tu as songé à celui ou celle qui a perdu cette jolie montre ? En la cachant, tu lui enlevais toute possibilité de la retrouver. Tu ne penses pas que c’est égoïste ?
Inès ne répondit pas, toujours figée.
— Je vais la rapporter aux objets trouvés, décida-t-il.
Sans attendre sa réaction, il retourna vers son transat et ramassa ses affaires.
— Tu vas où ? lui demanda Cécile.
— Au bar, pour donner ça, dit-il en laissant pendre la babiole au bout de sa chaînette. Quelqu’un l’a perdue. J’en profiterai pour discuter un peu avec Christian.
Si chaque année ils choisissaient le village-vacances Le Cantalou en tant que lieu de villégiature, ce n’était pas dû au hasard. Christian, le meilleur ami de Bruno, y travaillait comme barman. À la saison froide, ce dernier migrait vers les montagnes pour devenir moniteur de ski, et l’été demeurait le seul moment où Bruno pouvait le croiser.
— Déjà ? déplora Cécile.
Bruno ignora la question teintée de reproche et se dirigea d’un pas décidé vers le centre névralgique du camping. Il voulait bien fournir des efforts, mais mince, il avait encore le droit de fréquenter qui il souhaitait. Du moins, tant qu’il ne franchissait pas la ligne.
Le bar, grande pièce rectangulaire, se prolongeait sur une longue terrasse à moitié couverte qui le séparait de la salle de spectacle, dans laquelle les animations en soirée prenaient place. Il surplombait le restaurant et les sanitaires, qui s’ouvraient de l’autre côté, un niveau plus bas, sur une seconde avancée en béton.
Le Cantalou épousait les reliefs accidentés du terrain qu’il occupait. Pour se rendre d’un point à un autre, il fallait sans cesse monter ou descendre des pentes plutôt raides, au milieu des bois. Ce qui lui conférait un charme sauvage, en dépit des installations touristiques toujours plus nombreuses inaugurées chaque année. Un court de tennis, un espace de beach-volley, et bientôt, une piscine dotée d’un toboggan aux allures de grand huit encore en construction.
Bruno déplorait l’accumulation de ces infrastructures qui défiguraient le paysage. Ainsi que le remplacement, peu à peu, des antiques caravanes et des emplacements pour tentes par des chalets imposants. S’il n’avait pas craint de passer pour un vieux con, il aurait bien dit tout haut ce qu’il pensait tout bas : c’était mieux avant. Plus authentique, plus naturel, plus convivial. À présent que les vacanciers trouvaient le confort dans ces habitations, à quel moment se rencontraient-ils, échangeaient-ils, nouaient-ils des relations ? Plus besoin de se déplacer pour laver la vaisselle ou aller prendre la douche. Les gens s’isolaient peu à peu les uns des autres. Vivaient comme le reste de l’année, se renfermaient sur eux-mêmes. Et l’ambiance, de plus en plus individualiste et consumériste, s’en ressentait. Voilà près de vingt-cinq ans qu’il fréquentait l’endroit. Difficile de ne pas s’en apercevoir.
Bah, il fallait bien que les propriétaires justifient l’augmentation des tarifs de location d’année en année.
L’intérieur du bar, lui, n’avait pas changé. Mêmes peintures naïves et ensoleillées pour décorer les murs, même comptoir laqué de noir. Il sourit. Et même Christian, derrière. Fidèle à lui-même, son ami portait une chemise improbable. Ce jour-là, elle arborait des motifs floraux bariolés, rouge, jaune et orange.
Le visage de Christian s’illumina à son entrée. Bruno s’assit sur un tabouret et posa ses avant-bras tatoués devant lui.
— Ça fait rudement plaisir de te voir ! s’exclama Christian. Ça va, vous êtes bien installés ?
— Nickel, oui. On est arrivés tard, hier, et le temps de défaire les bagages, on était trop fatigués pour descendre ici. Ce matin, Cécile voulait profiter de la plage, sinon je serais venu te saluer avant.
— Qu’est-ce que je te sers ? Comme d’habitude ?
— Un Perrier-rondelle, oui, s’il te plaît.
Bruno fuyait le plus possible l’alcool ; la manière dont celui-ci avait ravagé et transformé son père lui avait servi de leçon. Il appréciait les bonnes choses, ce n’était pas le problème. La charcuterie ou le fromage avaient ses faveurs, au grand dam de son médecin qui l’alertait sur son début de cholestérol. À quarante-cinq ans, il n’avait pas encore l’âge de se restreindre, merci bien, il voulait profiter de la vie. Mais l’alcool ? Hors de question, il n’était pas si stupide. Ce poison vous transformait et vous enchaînait à lui. Bruno ne se montrerait pas si faible.
Tandis que Christian préparait sa boisson, il embrassa la salle du regard.
— Tu es tout seul ? lui demanda-t-il.
Christian poussa un soupir agacé et lui tendit son verre.
— M’en parle pas. Le gars qui tenait le bar avec moi s’est fait porter pâle il y a trois jours. Surmenage, apparemment. On dirait que je vais finir la saison comme ça ; le directeur m’a laissé entendre qu’il ne reviendrait pas. Les soirs, je m’en sors à peine, je vais terminer sur les rotules !
Bruno réfléchit quelques instants en buvant son eau gazeuse. Et s’il lui offrait son aide ? Cécile se plaindrait sans doute de son indisponibilité, mais elle ne pourrait pas lui reprocher d’apporter son soutien à quelqu’un dans le besoin. De plus, un peu d’activité lui permettrait d’échapper à la morosité.
— Tu veux que je le remplace ? proposa-t-il.
Christian arrêta d’essuyer la carafe qu’il tenait entre les mains et planta ses yeux dans les siens.
— T’es sérieux ?
Bruno haussa les épaules.
— C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Ça me rappellera nos jeunes années.
Christian le scruta quelques secondes et hocha la tête.
— Ça s’envisage. De toute manière, le directeur ne recrutera personne d’autre, là, maintenant. Je lui en toucherai un mot. Il pourra sans doute racler les fonds de tiroir pour te trouver une petite compensation.
Le sourire de Bruno s’élargit. Un complément de revenu au black. Voilà de quoi déminer la tension probable avec Cécile, lorsqu’elle apprendrait sa décision. Ils pouvaient difficilement se passer d’un extra.
Cinq adolescents firent irruption dans le bar, suivis de près par un couple de retraités. Tandis que son ami s’occupait des plus jeunes, Bruno servit les plus âgés qui réclamaient un apéritif.
Il fouilla sa mémoire pour retrouver les ingrédients nécessaires à leur commande. Voyons voir, du Bacardi, un peu de jus de citron vert, une lichée de sirop de sucre de canne. De la glace pilée, bien sûr. Les vieux souvenirs de ses jobs d’été, ici même, se ravivèrent. Il trempa les bords des verres dans un mélange coloré, pour le décor. Les gestes familiers se réveillèrent tout seuls, et Bruno jongla avec le shaker sous les yeux médusés des clients. Puis il versa le liquide, ajouta une petite ombrelle et poussa les cocktails devant eux.
— Et voici vos daiquiris !
Il se tourna vers l’affiche qui mentionnait les prix et annonça :
— Ça fera 18 euros.
L’homme lui tendit une carte de crédit. Ah, la machine avait bien changé, elle.
— Christian ? appela-t-il.
Puis, se retournant vers les vacanciers :
— C’est votre première semaine ici ?
— Oui, on est arrivés hier.
— Ah, alors ne manquez pas ce soir la présentation des activités proposées par le camping, dans la salle de spectacle, juste en face !
Christian courut à sa rescousse, juste à temps pour les encaisser. Lorsqu’ils furent repartis, il se tourna vers lui.
— T’as raison, confirma Christian, c’est comme le vélo ! Franchement, j’espère que le directeur va accepter, ça me soulagera.
Il désigna un petit coffre en métal, sous le comptoir.
— Et pour ton salaire, on devrait pouvoir s’arranger, s’il joue les radins.
Bruno sourcilla.
— C’est pas vrai… Encore ?
Il connaissait le contenu de cette boîte ; depuis des années, Christian se dépatouillait pour subtiliser une partie des revenus du bar. Comment se débrouillait-il pour ne pas se faire pincer ?
— C’est pas avec ce qu’on me paye que je vais rouler sur l’or, se défendit Christian.
Bah, tant que les comptes restaient au vert, il ne faisait de mal à personne. Du reste, son ami s’était bien assagi, depuis leur enfance. Il aurait pu tourner bien pire, tout comme lui, d’ailleurs. Si tous les gamins dont il avait la charge suivaient le même parcours, il s’en montrerait satisfait.
À côté du boîtier en métal, une panière tressée attira son attention.
— Oh, Christian, j’ai failli oublier ! Sur la plage, j’ai découvert une montre à gousset. Je la mets dans les objets trouvés, si jamais quelqu’un te la réclame.
— Entendu !
Bruno porta la main à sa poche et en extirpa la babiole. Son cœur s’accéléra, comme stimulé par le bijou. Une impression étrange l’étreignit à nouveau, sans qu’il puisse la qualifier. Son premier réflexe fut de garder ce petit trésor pour lui-même. Il hésita, puis renonça ; il avait fait la leçon à sa fille, ce n’était pas pour se comporter de la même manière. Presque à regret, il se dirigea vers la panière.
— Oh, oh, emmerdes en vue, l’alerta son ami à voix basse.
Bruno releva la tête. Un frisson d’une autre nature parcourut son échine. Mélanie s’avançait vers eux, moulée dans un short en jean et un débardeur qui offrait une vue plongeante sur sa poitrine généreuse. Il déglutit. Si sa femme arrivait à ce moment-là, il en entendrait parler.
Il se reprit. Non, il ne déconnerait pas ce coup-ci. Il l’avait promis. Mais bon sang, qu’elle était sexy, avec sa démarche chaloupée, presque provocante. Plus que l’an dernier, même. Ou d’une manière différente. Plus sombre, plus perverse. Qu’est-ce qui avait changé, en elle ?