CHAPITRE 1
Proie
Il raccrocha, rangea son smartphone dernier cri dans la poche intérieure de sa veste sur mesure et leva la tête, inspirant à pleins poumons. À cette heure, la ville presque silencieuse retrouvait une sorte de pureté que le brouhaha des touristes lui ôtait le jour, et les étoiles brillaient dans le ciel dégagé par le vent maritime.
Encore une soirée éprouvante. Les derniers verres d’Armagnac, ingurgités après la négociation âpre, allégeaient ses pensées. Pas pour longtemps, il le savait : bientôt, le poids des responsabilités l’écraserait de nouveau. Demain, il devrait reprendre les affaires en main ; conclure ce contrat, rejoindre une énième réunion, discuter et décider d’une stratégie politique commune, comme toujours. Le sort du pays reposait sur lui et ses associés, rien de moins. Chaque jour, jusqu’à son dernier souffle, il devrait se montrer à la hauteur, il en avait émis le serment.
Autant profiter à fond de ce court moment de répit, presque d’allégresse.
L’esprit un peu embrumé par l’alcool, il poussa le portail laqué de sa résidence qui grinça ; il demanderait au jardinier d’en graisser les gonds. Il s’engagea sur l’allée bordée de massifs fleuris ternis par la nuit quand un feulement sourd l’arrêta, sur sa gauche, derrière le bosquet de bouleaux. Un animal sur sa propriété ? Il tendit l’oreille : rien, sans doute un effet de son imagination. Alors qu’il s’apprêtait à reprendre son chemin, un grondement plus distinct lui électrisa la nuque.
Non, il ne rêvait pas !
Il plissa les yeux, alerte. Dans l’obscurité, les silhouettes grises des arbres se fondaient les unes aux autres. Quelques mètres plus loin, son imposante demeure s’érigeait telle une forteresse.
Plus aucun son.
Il secoua la tête et posa un pied en avant sur les gravillons. Un nouveau bruissement le fit sursauter : une ombre se détacha du taillis, masse sombre qui se mouvait, toute proche, énorme, gigantesque. Il recula d’un pas, par réflexe.
— Qui est là ?
Sa question se perdit dans la nuit. En guise de réponse, un autre grognement rauque.
— Je vous préviens, ma maison est sous vidéosurveillance, la sécurité doit être en route !
— Cette zone n’est pas couverte, répliqua une voix étrange. Du reste, personne ne peut plus rien pour toi. Traître ! Comment as-tu osé ?
Arnaud battit des paupières. Qui se trouvait là ? Qui s’enhardissait à le menacer ? Les hypothèses se bousculèrent dans sa tête.
Quelqu’un qu’il avait trompé ? S’il devait se montrer honnête, la liste s’avérait longue.
— On peut sûrement s’arranger, bredouilla-t-il.
Un ricanement d’outre-tombe lui glaça le sang.
— Trop tard. Tu as franchi la limite.
La forme s’avança et un cri mourut dans la gorge d’Arnaud. La bête n’avait rien d’humain. Son haleine chaude lui fouetta le visage ; il ne parvenait plus à bouger, les muscles tétanisés. La peur avait court-circuité son cerveau et il restait planté là, sans réagir, à fixer le regard jaune du monstre, incandescent de colère.
De rage meurtrière.
D’un geste lent, la créature leva la main vers lui et de longues griffes acérées surgirent de sa patte. Leur éclat, au clair de lune, raviva son instinct de survie et Arnaud bondit enfin en arrière. Sans perdre un instant, il s’élança, tira sans ménagement le portail, sortit de sa propriété et se rua sur la route pour échapper à son prédateur. Derrière lui, le froissement des feuilles lui indiqua que celui-ci se jetait à sa poursuite, avec quelques secondes de retard.
Il courut sans économiser ses forces. Où se réfugier ? La villa ! Sans doute son seul espoir contre la créature ! Il bifurqua dans la rue Le Marois. Un coup d’œil par-dessus son épaule le rassura : la bête, trop massive, ne parvenait pas à suivre son allure. À quelques mètres de sa destination, il palpa ses poches : pas de clefs. Non ! Le sang quitta ses joues. Imbécile ! Pourquoi ne les gardait-il pas toujours sur lui ?
Le martèlement lourd des pas derrière lui vrillait ses nerfs. Le monstre se rapprochait ! Il devait trouver une autre solution, et vite. À cette heure, personne dehors, à part lui, et la chose. Il accéléra, le souffle de plus en plus court ; il ne tiendrait pas ce rythme très longtemps. La bête, plus lente, finirait par le rattraper.
Bientôt, il sentirait son haleine sur sa nuque…
Il lui fallait du monde ! Les images se bousculèrent dans sa tête. Le casino ? Il fermait à deux heures. Là-bas, les vigiles pourraient le protéger, les clients, la civilisation !
Un grognement rauque s’éleva dans son dos et son cœur rata un battement. Ses jambes s’emballèrent et il manqua trébucher ; des relents d’Armagnac brûlèrent sa gorge. Il se rattrapa de justesse.
Lui, une vulgaire proie !
Les poumons en feu, il déboula sur le boulevard Eugène Cornuche et se rua vers la droite. Aussitôt, son espoir retomba comme un soufflet : au loin, devant le casino, un trottoir vide.
Il ralentit. Fermé. Comment était-ce possible ?
Le souvenir lui revint en mémoire comme une claque : des travaux de rénovation. Il avait vu passer cette information dans son quotidien : l’établissement devait rouvrir le lendemain. À un jour près, il manquait de trouver son salut ! Le sort s’acharnait sur lui.
Il gémit et se retourna : l’ombre restait en retrait, sans doute craintive à l’idée de se faire repérer par les rares voitures qui passaient ici. Ses yeux brillaient dans l’obscurité. Ils l’avertissaient : ce répit ne durerait pas. Sans réfléchir, Arnaud traversa la double voie. Les phares d’un véhicule l’aveuglèrent au loin ; il lui fit signe de s’arrêter, mais la berline le dépassa sans ralentir. De l’autre côté, la chose profita de l’absence de circulation pour sortir de sa cachette.
Arnaud reprit sa course, désespéré. Il était foutu, à bout de forces. Comment lui échapper, à présent ? Où aller ?
Le vent lui fouettait le visage, portant avec lui la fraîcheur des embruns. La mer ! Il se savait excellent nageur. Si sur la terre ferme le monstre le dominait sans souci, peut-être pourrait-il le distancer dans l’eau, ou même le noyer s’il tenait bon assez longtemps ?
Il dérapa, se retint aux rambardes de métal et tourna à gauche. Ignorant le point de côté qui le lançait, il poussa ses muscles encore plus loin, comme un animal aux abois. Rue de la Mer. Avec leurs stores tirés, les boutiques, bars et restaurants qui longeaient la Planche arboraient des airs de fin du monde. Son cœur battait dans ses tempes.
Un élancement aigu lui brûla les omoplates et un cri lui échappa. Sans oser se retourner, il livra ses dernières forces dans un sprint éperdu, jusque sur la plage. Les irrégularités du terrain l’entravèrent, pourtant, il persévéra. Non, le monstre ne l’aurait pas ! Il entendait d’ici le ressac.
L’air s’expulsa de sa poitrine quand un choc le percuta dans le dos et l’envoya au sol. Du sable plein la bouche, il roula sur le côté, impuissant.
La bête se pencha sur lui. Dans ses yeux jaunes, il lut une haine féroce. Une rage dirigée sur lui, personnelle.
— Pitié !
Mais la grande faucheuse ne s’embarrassait pas de miséricorde : nul sursis pour lui, criaient les prunelles ocre. La gueule remplie de crocs pointus grogna. Un son presque humain, chargé de frénésie.
Il allait mourir ; cette certitude le cloua sur place.
Le monstre se redressa et plongea ses griffes dans son ventre. La souffrance, indicible, le vida de toute pensée. Le geste de son bourreau remonta depuis son bassin jusqu’en haut de son plexus dans un bruit mouillé.
Son sang l’enveloppa d’un voile brûlant avant de le glacer. Un gargouillis s’éleva de sa gorge : le monde s’effaça, il ne resta plus que la douleur. Au bout de secondes qui parurent une éternité, un rideau noir et apaisant obscurcit sa vision.