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Désolation
Partout, des corps sans vie.
Plus aucun filament coloré.
Un monde éteint.
Le silence.
La désolation. Quel autre mot pour décrire ce spectacle ?
Les images défilaient sans cesse dans sa tête. Quand la brume qui occultait son esprit s’était dissipée, elle avait constaté l’ampleur du désastre.
De son œuvre.
Elle avait fui. Parcouru des kilomètres pour voir jusqu’où sa malédiction avait étendu ses ailes.
Maé embrassa le paysage du regard. De part et d’autre de la petite route de campagne sur laquelle elle déambulait, les arbres se dressaient vers le ciel, indifférents. Les buissons, figés par le givre, bordaient son chemin comme autant de silhouettes statufiées par une Gorgone.
Depuis combien de jours vagabondait-elle ainsi, s’éloignant de sa scène de crime ? Le temps s’étirait, variable incertaine. Le froid de l’hiver mordait sa peau et la faim contractait son estomac ; Maé s’en moquait.
Un monstre. S’était-elle transformée en Phobia ?
La question la taraudait, sans pour autant l’atteindre vraiment. Comme la pluie qu’on voit rouler sur une vitre depuis l’abri d’un foyer. L’interrogation restait extérieure, et pourtant elle l’entourait. Qu’était-elle devenue ?
Une voiture la dépassa. L’espace d’un instant, des serpents étincelants l’attirèrent, attisèrent sa soif, avant de disparaître avec les phares du véhicule. Maé secoua la tête.
Les Phobias demeuraient incapables de discerner les émotions. Par ailleurs, si elle avait muté, Maé aurait succombé au poison dissimulé sous son tatouage.
Se pouvait-il qu’elle ait conservé sa nature humaine ?
Non. Plus rien ne vivait en elle, elle le savait.
Dans ce cas, quelle créature était-elle ?
Sans y penser, Maé plongea la main dans son sac clouté, puis reproduisit le geste tant répété. La feuille crissa sous ses doigts et l’odeur du tabac, familière, s’insinua dans ses narines. Elle alluma sa cigarette et recracha un nuage de fumée dans la nuit tombante.
La vision floue d’Enzo allongé sur le sol s’imprima de nouveau sur ses rétines. Maé ferma les yeux pour la faire disparaître. Avait-il survécu ? Peu importait. Plus rien n’importait.
Sauf ce besoin qui lui rongeait les entrailles, de plus en plus insistant. Elle rouvrit les paupières. Au loin, derrière les cimes, les lumières d’une bourgade scintillaient. Avec elles, un réseau de flux chatoyants qui provoquaient Maé.
Un bouillonnement qui ne demandait qu’à être englouti.
Non. Maé devait résister. Se laisser aller la mènerait à détruire encore, elle ne pouvait s’y risquer.
Faire appel à sa détermination. S’éloigner toujours plus. S’exclure de tout. S’isoler. Maé ne devait plus croiser âme qui vive.
ÂMES !
Des sources aguichantes et fourmillantes.
Des calices empoisonnés.
Des tourments maléfiques.
Il fallait les anéantir. Les annihiler. Les réprimer. Les avaler, les dévorer.
FAIM !
La protestation d’un klaxon l’extirpa du marasme.
Comment était-elle arrivée ici ?
Docile, Maé s’écarta du chemin pour laisser passer le véhicule. L’éclairage public jetait son halo désincarné sur l’entrée de la petite ville. Elle croyait pourtant s’en être détournée !
De vifs tourbillons s’échappaient de toutes parts, des fenêtres, des restaurants, des voitures, et la happaient. La conviaient à danser.
Pour qu’elle puisse les étouffer…
Dans un dernier sursaut de volonté, Maé dégaina un couteau de sa Dr. Martens droite.
En finir. Ne plus subir cette agonie irrésistible qui l’invitait. Lui enjoignait de se soulager, d’étreindre cet ouragan d’émotions en son sein.
Elle ne devait pas succomber. Ne pas réitérer son erreur.
FAIM !
L’arme tomba à ses pieds en tintant sur le goudron. L’appel était trop fort.