Peut-on encore écrire librement aujourd’hui ? Non, je ne me suis pas levée ce matin avec la subite intention de rédiger une dissertation de philo. Je me pose vraiment la question. À l’heure où chaque mot peut déclencher un raz-de-marée d’indignation, un boycott éclair ou une campagne de “cancel culture” bien énervée, elle me semble légitime.
Il y a quelques temps, Amazon a censuré l'ebook de La malédiction de Chronos en le rendant inéligible à la publicité, pour cause de couverture trop sanglante (et pourtant, rien de choquant dans mon visuel, je trouve). J'ai donc remanié la couverture pour correspondre aux désirs de la plateforme. Mais ai-je bien fait ?
En parallèle, des débats houleux agitent les réseaux sociaux concernant des textes ou des auteurs "problématiques" à bannir, voire à faire interdire (si si, j'ai déjà vu cette requête de certains lecteurs passer sur TikTok).
Alors, entre la peur d’offenser, le tribunal populaire des réseaux sociaux et les bûchers virtuels pour hérésie littéraire, l’écrivain est-il encore libre d’écrire ce qu’il pense ? Est-il encore libre de creuser dans les recoins sombres de l’âme humaine, de bousculer, de déranger, de provoquer ? Ou doit-il désormais composer avec l’autocensure, par crainte d’un malentendu, d’une mauvaise interprétation, voire d’un procès d’intention public ? Doit-il désormais s’assurer qu’aucun de ses personnages fictifs ne froisse la réalité d’un lecteur trop prompt à confondre fiction et manifeste politique ?
J'écris cet article autant pour mettre de l'ordre dans mes idées que pour ouvrir à la discussion, alors pas d'insulte si vous n'êtes pas d'accord, OK ? En revanche, les commentaires pour ouvrir ou alimenter le débat sont les bienvenus 🙂
La critique : un outil de lecture, pas une arme de dissuasion
On a parfois tendance à confondre critique et attaque (certains auteurs les premiers, d'ailleurs). Pourtant, la critique littéraire, dans son sens noble, est un exercice de lecture active. Elle suppose de plonger dans le texte, d’en analyser la construction, les intentions, les failles aussi (on n'est pas dans le monde du lèche-botte ou des bisounours, toute oeuvre comporte des failles), mais toujours dans une démarche de compréhension. Elle n’est pas là pour réduire au silence, mais pour faire résonner le sens, le questionner, l’éclairer… parfois même là où l’auteur n’avait pas mis les pieds consciemment.
La vraie critique, celle qui enrichit le regard, ne cherche pas à éteindre les voix. Oui, parfois elle met à jour des travers ou des messages avec lesquels on n'est pas d'accord, ou qui nous heurtent. Et ça aussi, c'est intéressant, même primordial à dire, car parfois les auteurs ne sont même pas conscient de les avoir fait passer, ces messages subliminaux. Critiquer non pour censurer un livre, ni pour réclamer qu'il soit interdit, mais pour donner son avis, son ressenti, ses analyses, c'est une démarche intéressante et utile (même si l'avis, lui, peut être négatif).
Mais voilà : aujourd’hui, dans un monde où le buzz se nourrit plus volontiers d’indignation que de nuance, la critique est souvent reléguée au rang d’outil de démolition express. On juge un livre sur un extrait de dialogue sorti de son contexte, une phrase qui dérange, un personnage qu’on confond avec son créateur (non, je ne suis pas une psychopathe serial killer... Ni même une chasseuse de monstres, d'ailleurs). Et plutôt que de se demander "pourquoi ce passage me dérange ?", certains dégainent plus vite que leur ombre : "ce livre ne devrait pas exister".
La critique devient alors un outil de dissuasion. Pas pour faire évoluer le débat, mais pour clore la discussion. On ne lit plus pour comprendre, on lit pour traquer, comme si la littérature était devenue un champ de mines idéologiques. Résultat : des écrivains qui n’osent plus écrire librement, non par peur de ne pas être aimés, mais par peur d’être accusés.
Et pourtant… c’est précisément quand une œuvre provoque, dérange ou irrite, qu’elle commence souvent à faire son travail. Car la fiction n’a jamais été un espace de confort. C’est un miroir (parfois déformant), un laboratoire d’idées, un champ d’expériences humaines (soyons honnêtes, pas toutes reluisantes). Si on commence à censurer ce que la fiction ose explorer, alors on ne fait pas que museler les auteurs : on réduit aussi l’espace de réflexion des lecteurs.
On a le droit de ne consommer que des oeuvres ou des médias alignés avec nos propres convictions. En revanche, interdire ceux qui ne le sont pas est dangereux. Ce n'est pas parce que je ne partage pas la ligne édito de BFMTV, par exemple, que je vais appeler à son interdiction (je me contente de ne pas regarder la chaîne...).
Écrire librement aujourd’hui, c’est aussi accepter que ce qu’on écrit n’est pas là pour plaire à tout le monde. C'est accepter les critiques mais refuser la censure.
Censure morale, politique, éditoriale : des visages multiples, un même impact
La censure prend rarement la forme d'un tampon rouge frappé en plein milieu d’un manuscrit avec les mots "interdit de publication". Elle est plus subtile, plus polymorphe. Et c’est bien ce qui la rend dangereuse. Aujourd’hui, la censure ne porte pas toujours un uniforme autoritaire ; elle se déguise en exigence morale, en ligne éditoriale ou en "choix stratégique". Bref, elle a changé de costume, mais elle continue de tirer les ficelles.
La censure politique : l’art de se taire au bon moment
Bon, j'ai dit qu'elle changeait de costume, mais il est important de rappeler que la censure politique existe encore. Un sujet trop engagé ? Un roman trop critique envers les structures de pouvoir ? Une allégorie un peu trop limpide ? Et soudain, les portes se ferment. Pas officiellement, bien sûr. On parle plutôt de "manque de potentiel commercial", de "niche trop étroite", ou de "risque réputationnel". En coulisses, la littérature devient un champ miné pour qui ose trop parler.
Parfois, des auteurs sont même encore incarcérés à cause de leurs écrits. Voir le cas de Boualem Sansal, par exemple ; quand la liberté d'écrire devient un crime...
La censure morale : le grand ménage du politiquement correct
Cette version de la censure avance masquée, portée par de bonnes intentions : ne pas heurter, ne pas blesser, ne pas choquer. Mais dans sa version extrême, elle devient un filtre redoutable. Certains sujets sont évacués avant même d’être pensés. Un personnage problématique ? Trop dangereux. Un propos ambigu ? Trop risqué. Une situation dérangeante ? Trop polémique. La fiction devient alors un espace aseptisé, où les conflits sont lissés et les aspérités gommées.
Sous la pression d'une mobilisation sur les réseaux sociaux, des maisons d'édition ont déjà par le passé cédé à des exigences de censure de la part de lecteurs (voir cet article intéressant d'ActuaLitté).
Cette intrusion des lecteurs dans ce qu'un auteur a le droit d'écrire est selon moi inadmissible.
La censure éditoriale : l’algorithme comme comité de lecture
L'influence de tous ces tollés sur internet et de toutes ces pressions publiques change peu à peu le paysage. Les réseaux sociaux sont les premiers touchés (et les plateformes aussi, cf ma mésaventure avec La malédiction de Chronos dont j'ai parlé en intro).
Vous pensiez que seuls les gouvernements censuraient ? Détrompez-vous. Aujourd’hui, l’algorithme lit avant tout le monde, il est le premier récipiendaire des posts. Il décide de ce qui est mis en avant, de ce qui est montré ou non. Un mot-clé "sensible" dans le résumé ? La publication est invisibilisée. Une couverture un peu trop provocante ? Déréférencée (j'en sais quelque chose). Un propos qui pourrait diviser ? Classé "à risque" et relégué au fin fond du néant. Et tout ça, sans que personne ne l’ait explicitement interdit. C’est là le piège : une censure sans censeur identifiable, fluide, numérique, automatisée.
Vous ne me croyez pas ? Pour vous en convaincre, essayez d'inclure des mots "à risque" dans vos publications, vous verrez. Vous pouvez aussi lire cet article de radio France qui en parle, très intéressant d'ailleurs.
Quel que soit le visage de la censure, le résultat est le même : une fiction bridée, des voix tues, et un imaginaire amputé. Alors, peut-on encore écrire librement aujourd’hui ? Oui… mais pas sans lutter. Pas sans réfléchir. Et surtout, pas sans assumer que la littérature est un lieu de tension, de confrontation, de mise en danger.
Entre peur de la polémique et autocensure : l’envers du décor pour les auteurs
Si la critique émane de l’extérieur, l’autocensure, elle, intervient avant même que la plume ne se pose sur la page. C'est l'inverse d'une muse. À la place d'inspirer des images ou de nouvelles idées, elle muselle (oui, le mot ressemble à "muse", mais rien à voir !).
L’autocensure est l’ombre portée de la censure. Plus douce, plus sournoise. Elle ne condamne pas, elle fait douter. Et elle pousse l’auteur à revisiter ses propres idées, non pas pour les enrichir, mais pour les édulcorer, les aplatir, les passer à la moulinette du consensus acceptable. Le pire ? Ce processus est souvent présenté comme un “acte responsable”.
Est-ce que je dois intégrer des personnes racisées, ou LGBTQ+, pour refléter la diversité ? Ou au contraire, est-ce que je ne dois pas en parler, parce que je ne le suis pas moi-même et que je risque de le faire de travers, même si je fais appel à des "lecteurs sensibles" ? Combien de trigger warnings dois-je placer dans mon livre, à quelle place ? Est-ce que je peux décrire une scène un peu crue, même si mon livre s'adresse à des adultes ? Jusqu'à quel point je peux détailler ? ...
J'avais déjà un peu évoqué ce sujet, dans cet article sur un roman doit-il être moral. Il arrive un moment où, à force de faire attention à tout, on n’écrit plus rien.
Évidemment, il ne s’agit pas de revendiquer une liberté d’expression sans conscience. Il ne s’agit pas non plus de pleurer sur le sort des écrivains incompris qui ne peuvent plus insulter tout le monde en paix (coucou J. K. Rowling). Mais entre la liberté totale et l’autocensure permanente, il y a un espace nuancé : celui de l’intention, de la réflexion, de la complexité. Et cet espace, aujourd’hui, devient difficile à habiter.
Ce que l’autocensure détruit, c’est la possibilité d’explorer les zones troubles, celles qui justement font la richesse de la fiction : les contradictions humaines, les dilemmes moraux, les personnages ambigus (et ça, moi, j'adore). L’auteur devient alors un équilibriste, non pas sur le fil du sens, mais sur celui de la bien-pensance.
Peut-on encore écrire librement aujourd’hui ? Pas si écrire, c’est cocher toutes les cases d’une liste mouvante et jamais officielle des choses qu’on a "le droit" d’aborder. Écrire librement, c’est oser ; pas pour provoquer gratuitement, mais pour dire quelque chose de vrai, même si c’est inconfortable.
De toute manière, l’autocensure ne protège pas le lecteur ; elle affame le récit. Épurée par ce filtre de tout ce qu'elle pourrait avoir d'aspérités, l'oeuvre issue de l'autocensure risquerait bien de n'aboutir qu'à un gloubi-boulga mal digéré de premiers degrés et bons sentiments pour ne froisser personne.
Lire librement : le pendant de la liberté d'écriture
Si écrire librement reste un droit fondamental (dans le respect de la loi, ça va sans dire), encore faut-il qu’il s’accompagne du droit de lire librement, sans surveillance morale, sans procès d’intention, sans ces nouveaux inquisiteurs d’opinion qui scrutent chaque page à la loupe idéologique. La liberté d’écrire n’a de sens que si quelqu’un, de l’autre côté du livre, peut le recevoir sans avoir peur du jugement des autres.
Doit-on boycotter une oeuvre en raison de son auteur ?
J'ai vu passer sur les réseaux sociaux des posts où certains s'offusquaient que d'autres lecteurs puissent lire des oeuvres dont les auteurs étaient "problématiques". On appelait à leur boycott, voire à leur interdiction, au nom de la bien-pensance.
Déjà, c'est quoi, "problématique" ? Des gens qui ont commis des actes répréhensibles pénalement ? Des gens qui ont tenu des propos qui ne nous conviennent pas ? Au nom de quoi ? Ce qui peut paraître "problématique" aujourd'hui ne l'était sans doute pas à une autre époque, par exemple. De la même manière, ce qui dérange certains ne dérange pas d'autres. Qui devrait alors "gagner" ? Les oeuvres de quel camp devrait-on donc interdire ? Il y a danger dès lors qu'on veut museler.
Mais admettons que l'accusation soit fondée (elle l'est parfois pour certains auteurs). Qu'un auteur soit sanctionné pénalement pour ses actes, oui, c'est le boulot de la justice. En revanche, qu'en est-il de ses oeuvres ? Alors qu'elles ne souffrent pas nécessairement toutes des défauts de leur créateur ? Est-ce que cette censure ne serait pas un premier pas vers de l'intégrisme ?
Par ailleurs, si nous devions boycotter Harry Potter en raison des propos haineux et transphobes tenus par son autrice, par exemple, alors il que faudrait-il faire de Rimbaud, trafiquant d’armes ? Orson Scott Card, militant contre le mariage gay ? Asimov, sexiste notoire ? Devons-nous brûler leurs œuvres à la prochaine Saint-Barthélemy culturelle (qui a lu Farenheit 451 ?) ?
À la rigueur, si on ne souhaite pas enrichir pareils individus quand ils sont contemporains, ce que je comprends très bien, les livres d'occasion sont là pour ça. Et qu'on lise ces oeuvres avec un oeil critique sur les valeurs nauséabondes qu'elles pourraient véhiculer, ça oui, bien sûr que oui, mille fois oui. Mais ça relève de l'éducation, pas de l'interdiction.
Se priver d'un pan culturel : le risque du communautarisme
Le risque, si on se met à dresser une liste d'auteurs qu'on peut lire et d'auteurs à boycotter ? Une communautarisation de la culture, et par extension, de nos sociétés. Chacun dans sa niche, son entre-soi, son filtre moral. Des frontières dressées arbitrairement entre le "bien" et le "mal", l'acceptable et l'inacceptable, qui conduit nécessairement vers l'intolérance.
Quelle que soit la notion morale au nom de laquelle on applique une sélection de ce qui est approuvé ou non, cette sélection conduit de fait à une ségrégation et à un appauvrissement culturel.
Ce repli sur les sensibilités individuelles, aussi légitime soit-il dans l’espace intime, devient un poison quand il prétend régir l’espace public, artistique ou intellectuel. Il génère méfiance, atomisation, communautarisme. Bien des dictatures s'y prennent de la même manière quand elles veulent dicter ce qu'on a le droit de penser ou non (encore une fois, il faut relire Farenheit 541, ou même 1954)...
Prôner la liberté d’expression, c’est la prôner autant pour soi que pour autrui, même pour celui dont les conceptions sont à l’opposé des nôtres. Sinon, cette liberté n’est qu’un prétexte pour s’arroger le monopole du bon goût et faire taire l'autre, dans son propre intérêt égoïste.
Peut-on encore écrire librement aujourd’hui ? Une question qui mérite d’être posée… encore et encore
À l’issue de ce petit voyage entre critique constructive, autocensure insidieuse et responsabilité collective, une chose saute aux yeux : la liberté d’écrire n’est pas (plus ?) un acquis aujourd'hui, c’est un combat. Un effort constant pour défendre un espace où l’on peut encore oser explorer, bousculer, provoquer… sans craindre l’excommunication numérique ou la lapidation symbolique à coups de commentaires outrés.
Écrire librement aujourd’hui, ce n’est pas écrire sans limites, ni refuser toute remise en question. C’est avoir la place de penser autrement, de créer des personnages imparfaits, de poser des questions qui dérangent, sans qu’un couperet tombe à la moindre incartade narrative. C’est aussi faire confiance aux lecteurs : à leur intelligence, à leur capacité à nuancer, à remettre en contexte, à débattre sans vouloir effacer.
Car la littérature n’est pas là pour valider des opinions, mais pour ouvrir des brèches dans nos certitudes. Pour faire trembler les murs, même si c’est inconfortable. Et pour ça, elle a besoin d’air. De liberté. D’un peu d’audace aussi.
Alors, peut-on encore écrire librement aujourd’hui ?
Peut-être.
Mais il faut le vouloir. Il faut le défendre. Et surtout, il faut continuer à en parler, souvent, haut et fort, avant que le silence ne s’installe là où les mots devraient éclater.
Quelques distinctions pour conclure
À ce sujet, je voudrais rappeler quelques distinctions qui s'oublient parfois (et que vous êtes libres de ressortir si on vous accuse de lire des "auteurs problématiques" ou d'écrire des choses dangereuses, par exemple) :
- un narrateur n’est pas un auteur
- décrire le mal n’est pas l’applaudir
- lire n'est pas adhérer
- l’analyse d’un texte ne saurait être confondue avec une campagne de soutien politique.
Mon avis, c'est qu'on est libre d'écrire ce qu'on veut (dans la limite de la loi, encore une fois, bien sûr), et qu'on est tout aussi libre de lire ce qu'on veut. Les dangers, bien réels, de propagation d'idées néfastes par le biais de la lecture (notamment chez les plus jeunes lecteurs) doit se régler par l'éducation, et non l'interdiction.
Et vous, qu'en pensez-vous ?






Je ne peux plus voir en peinture le mot « problématique ». Ras la couenne de ces diktats bien-pensants permanents. Je lis et j’écris ce que bon me chante et je n’en pas moins fréquentable pour autant^^
Moi aussi ce mot me hérisse le poil ! Contente de voir que je ne suis pas la seule ^^ Et non, je confirme, ça ne fait pas de toi quelqu’un de moins fréquentable !